« Aujourd’hui, l’Asie est un peu l’équivalent de la Russie dans les années 2000, où By Kilian avait connu un succès fulgurant. On retrouve ce fort potentiel pour la niche, même si c’est un marché plus hermétique », explique David Frossard, fondateur de Liquides et de Différentes Latitudes.
On estime que 2,5% de personnes se parfument en Chine, un chiffre à rapporter à une population dépassant 1,4 milliards de personnes en 2022. « C’est un marché en pleine expansion, avec une marge de progression phénoménale. L’Asie représente aujourd’hui 50% des ventes de luxe dans le monde. Si la Chine reste un marché clef mais encore complexe, la Corée du Sud est un pays captivant, prescripteur de tendances, avec un fort pouvoir d’achat », explique Jean-Baptiste Roux, président et co-fondateur de J.U.S, qui a ouvert sa première boutique-corner dans la grand magasin Lotte, à Séoul, en mars dernier.
« Avec un fort engouement pour la beauté, la Corée est un marché leader pour entrer en Asie », affirme Benoît Verdier, co-fondateur d’Ex Nihilo. La marque est également implantée à Taïwan, avec cinq points de vente et une boutique en propre. « C’est un pays plus mature, où le parfum d’exception est apprécié, avec une clientèle pointue, qui voyage beaucoup, avec un très bon niveau de vie », poursuit le créateur. Selon lui, Corée et Taïwan sont deux pays stratégiques pour un développement en Asie, car « très regardés par les Chinois ».
Le pôle d’attraction chinois
Le marché chinois reste évidemment plus convoité. Loin des stéréotypes, la Chine porte regard neuf sur la parfumerie de niche, avec « des consommateurs enthousiastes, curieux et friands de nouveautés », explique Florence Bernardin, fondatrice et dirigeante d’Asia Cosme Lab. Moins au fait des hiérarchies de marques, les consommateurs chinois sont moins « formatés », un atout pour les créateurs qui y trouvent une vraie liberté de ton.
Au-delà de la nouveauté, pour séduire les consommateurs chinois, Ex Nihilo mise sur l’authenticité, le service et la personnalisation. « Les consommateurs sont prêts à payer le prix pour avoir un produit rare et exclusif. C’est un public plus jeune, avec un meilleur pouvoir d’achat que ses aînés, qui veut s’affirmer en cassant les codes », explique Sylvie Loday, co-fondatrice et CEO de la marque.
« Même si l’attrait de la Chine pour le parfum devait rester une niche, elle resterait quatre fois plus importante que d’autres marchés », souligne Philippe Solas, co-fondateur d’Une Nuit Nomade. « À l’heure où les marchés russes, américains, et européens connaissent des difficultés, et où le Moyen-Orient est un peu saturé, le continent asiatique est synonyme de puissance et de stabilité », poursuit-il.
Un marché prometteur mais complexe
Moins hermétique que la Chine, la Corée du sud a elle aussi connu un confinement strict pendant deux ans. « C’est en outre un pays où le duty-free était jusqu’ici très fort. Or cette pratique s’est éteinte avec le Covid, puisque le flux des escales touristiques s’est tari, alors qu’il représentait 70% des ventes des marques. La question est de savoir si cet écosystème va revenir à la normale ou évoluer vers une nouvelle forme », pointe Sylvie Loday.
« Mais c’est aussi l’un des pays les plus riches au monde, où il n’y a pas de barrière culturelle, le public curieux aime consommer, s’exposer », affirme David Frossard. Un cadre idéal pour implanter à Séoul le concept de Liquides. Situé dans le triangle d’or de Cheongdam, près des boutiques Dior, Vuitton, le « bar à parfums » a vu le jour grâce à un partenariat avec le groupe Hyundaï. Il se décline par ailleurs sous la forme de sept concepts shop-in-shop dans des grands magasins du groupe et distribue des griffes comme BDK, Frapin, Obvious, ou Carine Roitfeld.
La Chine, de son côté, multiplie les obstacles à l’accès au marché. « L’une des principales barrières pour s’implanter réside dans les formalités d’enregistrement, onéreuses et fastidieuses », note Jean-Baptiste Roux. « Ce préalable, qui peut prendre presque une année, avec un coût de 1500 à 2000 euros par produit, s’est heureusement assoupli depuis que les tests sur les animaux ne sont plus obligatoires », poursuit-il.
Outre le poids des formalités, « c’est un marché très prisé des grands groupes, qui y investissent des budgets colossaux en termes de loyers, d’animations et d’événements. De fait, tout y est coûteux », ajoute Sylvie Loday.
Autre difficulté majeure : comprendre l’écosystème du marché chinois et savoir adapter sa communication. « Il est essentiel de proposer un storytelling ciblé, réfléchi en amont, avant de s’implanter. Une marque ne peut se contenter d’entrer sur ce marché en imposant simplement sa vision du luxe français », insiste Philippe Solas. « C’est une clientèle à part, qui s’auto-suffit d’un point de vue digital, dont il faut conquérir les réseaux sociaux en local », analyse Benoît Verdier.
Plusieurs stratégies d’approche pour la Chine
Pour contourner le temps imparti aux formalités propres au marché chinois, certaines marques recourent au crossborder, à l’image de J.U.S ou des griffes que propose Liquides. « Le public chinois achète beaucoup en ligne (50%), nous expédions donc nos produits depuis la France ou une zone franche, ce qui nous permet ainsi de vendre et de faire connaître la marque », explique Jean-Baptiste Roux.
D’autres privilégient une stratégie à plus long terme. « Il faut repartir d’une page blanche pour s’installer en Chine », analyse Sylvie Loday. « La vente en ligne est très courante, sur les sites tels que Tmall. C’est une porte d’entrée tentante, mais c’est une fausse voie royale, qui repose sur de nombreuses promotions et discounts. Au final, cela peut fragiliser la marque, car cette clientèle est très volatile. Le digital est certes incontournable, mais il est essentiel de l’accompagner d’une présence physique. Il faut vraiment prendre le temps de construire la marque sur ce nouveau marché, quitte à privilégier des pays voisins », ajoute la CEO d’Ex Nihilo.
Un travail de longue haleine qui, selon Philippe Solas, exige aussi de s’entourer du bon partenaire pour maîtriser les spécificités du marché chinois. Après une réflexion en amont sur les codes de la communauté chinoise, la marque Une Nuit Nomade vient de sceller un partenariat avec l’agence Centdegrés pour accompagner son développement. Afin d’adapter son discours à la Chine, la marque s’est dotée d’un nom chinois, qui traduit sa philosophie. Le storytelling de certaines références a aussi été retravaillé. « La part nationaliste du business en Chine est très importante, la communauté pourrait très bien, à terme, se concentrer seulement sur des marques locales. D’où l’enjeu de disposer d’un discours et de visuels adaptés à sa culture, grâce, notamment, à l’expertise d’une agence telle que Centdegrés », analyse le dirigeant d’Une Nuit Nomade.
C’est en misant sur le long terme que Diptyque s’est implantée avec succès en Chine, après avoir ouvert un premier point de vente en 2014. La marque a su se rendre désirable en valorisant son savoir-faire et en enrichissant son offre de détails adaptés à la culture locale, sans pour autant renier son identité. Tout comme L’Artisan Parfumeur, qui a basé son succès chinois sur des éditions limitées pour le Nouvel An Chinois.
Si la complexité d’un marché tel que la Chine peut être un frein, d’autres pays asiatiques offrent de belles perspectives. C’est le cas du Japon, très attractif selon David Frossard, car sa clientèle – pourtant longtemps jugée peu réceptive au parfum – est friande de concepts branchés et créatifs, donc très réceptive aux griffes alternatives. À suivre.